Si l’envie d’en finir avec la vie vous trottait dans la tête, nul doute que vous chercheriez le moyen le plus rapide et indolore pour passer à l’acte. Seulement, dans la caboche d’un vieux bucheron anarchiste et sentimental, les rouages un peu trop encrassés par la sciure semblent faire naître des idées contraires à toute logique d’auto-protection ; après tout, lorsqu’on se meurt de chagrin, autant savourer la perspective d’une agonie lente et douloureuse. Dès les premières pages de Last Night in Twisted River, la main gauche de Ketchum reste une énigme à elle toute seule. Elle pèse comme un poids mort au bout du bras du draveur ; un véritable boulet de culpabilité dont il ne parvient pas à se défaire. Sa main n’a pas sauvé des eaux la femme – tant convoitée – de son meilleur ami, ni rattrapé à temps le jeune Canadien tombé du train de flottage et encore moins abattu froidement le constable Carl ; en somme, sa « bonne main » semble lui faire éternellement défaut. Aussi la scrute-t-il souvent d’un sale œil, d’un regard qu’on lancerait à son pire ennemi à qui l’on réserverait les plus atroces souffrances. Le couperet ne semble jamais très loin dans la tête de Ketchum comme dans l'esprit du lecteur qui, page après page, se demande quand celui-ci tombera enfin. Dans le roman, les mains deviennent des instruments complexes : elles cuisinent, consolent, frôlent, écrivent, cognent et bien évidemment ; tuent. Alors réflexion faite, il vaudrait mieux se garder de faire d’elles les garantes de nos valeurs, car elles peuvent à tout instant se retourner contre elles.
Lorsque Ketchum, d’un âge avancé, décide de régler ses comptes avec sa patte gauche, il en profite pour mettre un terme à ses jours par le biais de cette dernière. Encore lui faut-il se munir des bons instruments pour mettre son plan à exécution : de l’aspirine, un peu de whisky, une lame aiguisée, un plan stable et le tour est joué ; fraîchement amputé de son membre, l’hémorragie discontinue assure au condamné de sombrer dans un repos éternel. S’agissant des conditions, il est préférable – puisque l’opération s’avère lente – de choisir un coin agréable, comme une prairie au bord d’un lac, celui qui ravive de préférence les souvenirs les plus douloureux en même temps que les plus beaux. Les do-si-do sur la glace, la danse des élans, les bivouacs dans les wanigans et les petits déjeuners avec Pam Pack de Six. D’ailleurs, ça mange quoi un bucheron, avant de se tuer par hémorragie ?
Quand elle était arrivée, le lendemain matin, elle avait tout de suite compris qu’il n’y avait pas de petit déjeuner dehors au programme de Ketchum. Pas de café en train de passer, rien sur le feu : il n’y avait pas de feu. Elle aperçu Ketchum assis en appui contre les vestiges d’une cheminée de brique, comme s’il se croyait encore à l’intérieur de la cantine, au temps où elle était encore chaude et douillette.
Le matin où Pam – sa vieille amante qui avait pour habitude d’entamer ses préliminaires par la lecture à haute voix d’un roman – est venu le rejoindre pour le petit déjeuner, elle a trouvé le vieux draveur immobile dans la neige, le regard suspendu à jamais sur le lac où cinquante ans auparavant il avait vu, impuissant, le corps de Rosie disparaitre sous la glace. Ce repas matinal promettait assurément une cuisine simple et rustique : des œufs pochés et de la viande de gibier, quelques pommes de terre, des haricots ; toutes les denrées qu’un quart de sang mêlé a pour habitude de trimballer dans sa cantine. Et bien évidemment, du café.
Celui de Ketchum se rapproche assez du café à la turque, moulu et bouilli directement dans une poêle, laissant les grains râper le palais. Mais le petit plus, ce sont les coquilles d’œufs que le convoyeur ajoute dans la sauteuse pour retenir le marc de café au moment de le servir. Ce que Ketchum ne savait peut-être pas (Irving non plus, je pense), c’est que les coquilles sont alcalines et par conséquent diminuent – en réaction à l’acidité – l’amertume de la boisson. Inconsciemment, ce grand bourru rendait son breuvage d’apparence viril et amer aussi doux et onctueux que pouvait l’être son âme.
Je vous propose de suivre cette recette du petit déjeuner façon wanigan, que vous pourrez réaliser aussi bien chez vous qu’en forêt, d’une seule main (gauche ou droite, à vous de voir celle qui vous trahira le moins), et qui j’espère ne vous donnera pas des pulsions suicidaires !
Wanigan Breakfast
Liste d’ingrédients (pour 2 personnes)
Le café
4 cuillères à café de café moulu
2 cuillère à café de sucre
2 coquilles d'œuf
Le petit-déjeuner
4 œufs frais
2 steaks de bœuf (version touriste)
ou entrecôte de cerf, côtelette de sanglier,
steak de bison… (version trappeur)
4 pommes de terre blanches taille moyenne
1 bol de haricots blancs (en boîte)
2 tranches de pain de campagne
Huile d'olive, beurre, sel, poivre, mélange fines herbes et ail, sucre de canne 1 petite casserole et 1 poêle taille moyenne
Commencez par assaisonner la viande selon votre goût et saupoudrez de sucre de canne et des fines herbes à l'ail. Massez la viande avec un filet d'huile d'olive pour bien l'imprégner des saveurs. Faits ensuite revenir la viande dans une poêle type sauteuse avec une noix de beurre, à feu moyen. La viande doit bien caraméliser, n'hésitez pas à la laisser 5 minutes par face puis prolongez la cuisson selon votre goût.
Retirez la viande 2 minutes avant la cuisson désirée et l'envelopper dans du papier d'aluminium puis réserver. Laissez les sucs de cuisson dans la poêle et ajoutez une cuillère à soupe d'huile.
A feu vif, ajouter les dés de pomme de terre et faites les rissoler, puis baissez à feu moyen en remuant de temps en temps jusqu'à obtention d'une belle couleur gratinée (ne pas les brûler !). Piquez quelques dés : le couteau doit s'enfoncer facilement. Ajoutez les haricots blancs aux pommes de terre, faites cuire 5 minutes puis réserver dans un plat à couvert.
Toujours dans cette même poêle, ajoutez une noisette de beurre et cassez vos œufs (conservez deux coquilles ; les plus nettes). J'ai une préférence pour les œufs au plat, mais brouillés est tout aussi bien. La recette des œufs pochés me paraît difficile en pleine foret mais libre à vous d'en cuire chez vous au préalable !
Pendant que vos œufs cuisent, portez de l'eau à ébullition dans la casserole. Ajoutez une petite pincée de sel, 2 cac de sucre, puis versez directement le café dans l'eau. Laissez bouillir 1 minutes puis baissez le feu et ajoutez les deux coquilles d'œufs préalablement nettoyées. Retirez la casserole du feu et laissez infuser une minute.
Dans un plat, dressez la viande, le mélange pomme-de-terre - haricots, ajoutez par dessus les œufs au plat et accompagnez d'une tranche de pain. Dans une tasse, versez délicatement le café depuis la casserole en l'inclinant le plus doucement possible. Le café doit couler en un mince filet tandis que les coquilles retiennent le marc dans le fond de la casserole.
Votre tasse de café fumante, votre gamelle de trappeur sur les genoux, votre miche de pain repoussant vos haricots nappés de jaune dans la cuillère, vous croquerez directement à pleine dent dans votre viande que je vous suggère de trancher finement au moment du dressage. Le feu crépite, la nature vous murmure à l'oreille ses secrets. La vie est belle, quelque soit les griefs que vous entretenez avec votre main gauche, un conseil : profitez du spectacle et laissez de côté votre tranchoir.
Dernière Nuit à Twisted River : le café dans la main gauche
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