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Taste Of John Irving

Dernière mise à jour : 8 juin

Wrestle, Eat, Repeat


Pour vous dresser un rapide portrait littéraire du romancier américain John Irving, je vous dirais que, tout comme en cuisine, certains grands succès sont le fruit d’accidents.


En 1978 paraît son quatrième roman, The World According To Garp, qui lui vaut enfin une reconnaissance internationale après un début de carrière discret. Il y est question d’un écrivain qui peine à égaler sa mère, Jenny, une femme volontaire et indépendante, auteur d’un seul et unique livre qui a fait d'elle une icône féministe.


Garp gravite tout au long de sa vie autour de femmes aussi attentionnées que revanchardes qui voient en lui un exutoire ; Garp, ce mâle Omega, prédateur par nature mais qui pourtant se complaît dans son rôle de père au foyer et cordon bleu, dont le passe-temps favori est de pourchasser les chauffards du quartier tel un chien de garde, quand il n'est pas l'épaule réconfortante de sa meilleure amie Roberta, un ex-footballeur devenu transsexuelle. Tantôt bourru, tantôt cœur tendre, son seul souhait serait de transformer le monde en un lieu sûr pour ses enfants et ses proches, un monde dans lequel lui-même ne représenterait plus une menace pour quiconque, à commencer par les femmes bien entendu. Dans le monde selon Garp, nous souffrons d’un mal qui nous guette et contre lequel « nous sommes tous des incurables ». Amorcé en pleine révolution sexuelle, Irving – qui mettra plus de quatre ans à sortir le roman – craint que l'histoire ne soit déjà démodée, en décalage avec cette nouvelle ère de tolérance et d’égalité qui s’annonce. Pourtant, près de cinquante ans après la parution de Garp, le problème de l’identité et de la parité n’est toujours pas réglé. Un vrai accident de parcours pour l’auteur qui, soudain couronné de succès, aurait préféré voir son livre appartenir rapidement au passé, dans un monde définitivement soigné de tous ses maux.






Le talent, John Irving le travaille sans relâche. Lutteur patient et dur à battre, il a vite appris de ses longues heures d’entrainement que la répétition forge la technique. Comme un boulanger qui pétrit sa pâte durant des heures, lui peaufine sa patte ; d’abord dans les ateliers d’écriture puis dans son quotidien, s’imposant une méthode de travail appliquée à la lettre, réécrivant sans cesse à la main pour ne jamais aller plus vite que ses idées. Des cahiers noircis d’un seul côté de la double page pour apporter des corrections ou des notes sur celle en regard, les carnets s’empilent alors comme des recettes qui prennent forme. Commençant systématiquement par écrire la dernière phrase, ce n’est qu’une fois l’histoire achevée à l’envers dans sa tête qu’il peut enfin se concentrer sur l’écriture, le style, l’architecture. De cette longue réflexion nait un roman, le véritable buffet gastronomique de l’auteur besogneux. L’écrivain boulimique s’est d’ailleurs constitué un véritable garde-manger dont les thèmes sont autant de plats signatures à incorporer dans chacune de ses œuvres. Parmi eux, la lutte, dont la sueur et l’effort imbibent les pages. L’ours, animal noble toujours rabroué par l’homme qui l’enferme, le dompte ou le traque. La famille, souvent monoparentale et fantasque, en constante (r)évolution. L’Écrivain, dont le style subtil gagne en profondeur à mesure qu’il progresse dans l’œuvre, en marge de sa propre fiction. Il y a également les saveurs toujours surprenantes, ce sucré-salé déconcertant lorsque le miel sirupeux de l’innocence coule lentement sur un chapitre, avant que l’acidité d’une mort tragique ne vienne piquer au cœur le lecteur pourtant averti – à force, on devrait savoir que c’est la spécialité du chef.

L’écrivain pourrait passer pour un excentrique, mais ses maîtres sont Dickens, Melville ou Hardy, auteurs d’un genre classique dont il se délectera très jeune et où les chapitres, suivant une chronologie parfois indomptable, annoncent le menu gargantuesque. Dans ses romans, rien n’est fait à l’économie – « “Less is more ?” Bullshit : less is less. » dira Irving à propos de son double maléfique littéraire, Hemingway (pourtant gros mangeur). Ici, on est plutôt sur le ton de more is more, attablé des heures durant à déguster un service en trente chapitres.


La tambouille de John Irving est donc à peu près la même derrière un bureau que devant ses fourneaux : tout est une affaire de temps, à l'instar de Garp, qui ne consacre que quelques heures à l’écriture avant de s’affairer aux tâches ménagères ou à l’éducation de ses enfants, et ne jure que par les plats mijotés de longues heures à feu doux. Le gaspillage n’a pas non plus sa place chez ses personnages. Comme l’écrivain qui recycle de vieilles épreuves en brouillon pour écrire au verso, Dominique Baciagalupo, le cuisto fugitif et boiteux de Last Night In Twisted River – son roman le plus culinaire – transforme le reste des plats de sa cantine de bucheron, improvisant ainsi un pain de viande ou du pain perdu de banane. Évidemment, hors de question de sauter un repas comme on sauterait une ligne. Il faut de l’énergie pour tenir une moyenne de 700 pages par roman, autant qu’il en faut à John pour passer de gringalet à culturiste dans The Hotel New Hampshire, dont le petit déjeuner prodigué par Iowa Bob est composé d’un porridge de banane et quelques oranges, assurant un apport glycémique suffisant avant d’aller soulever de la fonte pour l’un, faire couler de l’encre pour l’autre. Au fil du temps, les influences culinaires de John Irving semblent devenir internationales. Elles commencent sûrement par Vienne où il ira étudier, avec les plats typiques aux accents germano-hongrois faits de ragoûts, de fritures ou de rôtis, le repas s’ouvrant habituellement sur une salade et s’accompagnant de vins pour la plupart blancs, quand ce n’est pas une bière fraîche. On retrouve quelques spécialités diluées dans ses premiers romans. De retour dans le Vermont après son séjour en Europe, la cuisine est plus rustique et locale, la viande ou les tourtes s’accompagnent de vin rouge, pour le plus grand bonheur des papilles désormais érudites de l’écrivain. Mais pris entre son travail d’enseignant à l’université, ses deux enfants et l’écriture sporadique à raison de quelques heures par semaine, il doit sûrement, à la manière de Garp, se contenter d’un thé et d’un fruit en guise de déjeuner. Jusqu'à ce qu'en fin, la popularité ne le conduise aux quatre coins du monde : à chaque nouveau roman s’ajoutera une nouvelle saveur – il consacrera un chapitre entier à la cuisine asiatique dans Twisted River, inspiration d’un voyage peut-être – à moins que ce ne soit la nostalgie des restaurants chinois non loin de son atelier d’écriture à Iowa City, entre deux corrections de son mentor Kurt Vonnegut. L’art de la ripaille, Irving le cultive également du côté de la frontière canadienne. Devenu citoyen Canadien en 2019, ses goûts pour la cuisine européenne continuent de s’affiner dans les restaurants de Toronto, où il sympathisera pendant quelque temps avec le restaurateur d’origine marseillaise George Gurnon, qui tenait le bien nommé Pastis dans le centre de la ville. Ces longues heures passées à observer les cuisines nourrissent son roman le plus délectable qu'est Last Night In Twisted River. L’écrivain-observateur y note scrupuleusement chaque petit détail : la gestuelle des commis, l’agilité quasi télépathique des serveurs qui se croisent, le one-man show du patron accueillant la clientèle. Irving, en échange de tous les mystères que la cuisine lui confie, chuchotera en échange à l’oreille de la jeune chef celui de sa fameuse pâte à pizza croustillante, dont l’ingrédient secret est le miel. Que pouvions-nous espérer d'autre de la part d'un amateur d'ours ? Sur son île, dans la commune de Pointe au Baril en Ontario, le temps est comme suspendu. Les déplacements jusqu’au village se font en bateau, parfois en ski lorsqu’une partie du lac est gelé et la forêt reste un lieu de villégiature pour les ours noirs, jamais très loin de l’écrivain. On ne connait pas à Irving de passion pour la chasse, peu de chance de trouver dans ses ragoûts de la viande de chevreuil ou de cerf, encore moins une carcasse d’ours dans un fumoir. Installé dans sa cabane d’écrivain, le regard plongé sur la baie, là où sur le long de la rive quelques pins courbent l’échine, peut-être concédera-t-il à avaler un café noir, bouillit aux coquilles d’œuf et croquant sous la dent, à la manière d’un vieux bucheron imaginaire.






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